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The Backdoorman


8 Sep 2005, 8:04
Au-dessus de l’Atlantique, 11 mars 1971.

Cher Michael,
Notre avion file des pluies de Big Apple vers la ville lumière. Il y a peu de passagers, trente au maximum. Le soleil vient à peine de se coucher et les nuages glissent très bas au-dessous de nous. De temps en temps, on aperçoit la mer brillante. Un pressentiment se fait de plus en plus insistant, au point de m’empêcher de respirer. Même si le plan de vol ne prévoit pas de survoler le Triangle des Bermudes, je suis intimement convaincu que notre Boeing va s’y écraser. “When I die Lady Death sucks my roots to swallow seed of future”. Le privilège des morts : ne plus mourir, oublier le jardin imparfait de l’existence.

Je picole trop. Une sale habitude attrapée à l’université. Au début, cela valait le coup. Sous l’influence naissante de l’ivresse, il se produit un déclic et les mots viennent à ma rencontre. L’imagination surexcitée crache à la vitesse de la lumière des grappes d’images inédites, arrachées au néant, passées en fraude aux frontières des cinq sens, « the doors are open » !

L’existence n’a de justification que si l’être humain consacre son temps à autre chose qu’à travailler. Cher Michael nous sommes tous les deux des surclassés, pas des déclassés ! Des poètes ! Nous portons nos plaques d’identité autour du cou avec fierté. Ce qui nous distingue des autres mortels c’est notre refus absolu de la moindre contrainte. A ce compte, même le vieux Rockfeller n’était qu’un nègre au service des actionnaires de la Standard Oil. Dès qu’il y a dépendance, nul n’échappe à la souillure.

Pamela nous a réservé une suite à l’Hôtel Georges V où nous avions déjà planté la tente l’été dernier. Je l’envie de ses certitudes : elle sait que, si parfois je m’égare en chemin, je finirai ma nuit dans les draps de ma Queen of the Highway. Le plus terrible, c’est qu’elle ne se trompe pas ! Elle est ma seule famille "in this sad world". Que ce soit à l’appartement de Santa-Monica, dans une chambre d’un palace parisien ou dans une maison prêtée par des amis à Marrakech, « chez nous » c’est l’endroit où elle m’attend.

La vocation des poètes est de bousculer lois sociales et codes moraux. C’est en ce sens que nous pouvons être considérés comme des « élus ». Baudelaire jugeait que parmi ses contemporains il n’y avait de respectables que « les prêtres, les guerriers et les poètes» car aucun d’eux n’exerce de profession. Leur rôle consiste à prier, tuer et créer.

Mal au ventre. Les selles les meilleures sont molles et consistantes, qui se font à la même heure chaque jour et qui sont en proportion des substances ingérées. L’abus d’alcool a complètement déréglé mes déjections. J’ai des urines troubles plombées de dépôts semblables à de la farine d’orge grossièrement moulue. Mon corps pourrit de l’intérieur et une odeur aigre s’en dégage, même après m’être longuement baigné et enduit d’huiles parfumées.

Si le poète se croit inévitablement un déclassé, de là sans doute provient l’angoisse qui pousse tant d’écrivains à gagner de l’argent, à jouer un rôle politique : il s’agit de figurer, de prendre une identité, d’acquérir une situation dans le monde. Moi, j’ai consacré mon enfance à me faire l’âme monstrueuse, j’ai désobéi naturellement toute ma vie1, à des années lumières de mon amiral de géniteur, stupide majordome avec uniforme et gants blancs. Lorsque je suis parti étudier à l’U.C.L.A., j’ai voilé le film à la lumière du soleil californien, effacé de ma mémoire mes 21 premières années. Quand le regard distant des élus se promène sur la foule des boulevards, il faut y voir des tigres attentifs à leur proie. Je ne prétends pas aimer ou haïr mon prochain. Non, au mieux, je m’en sers de miroir alors que la règle invite à ouvrir des fenêtres : « windows work two ways, mirrors one way». Pousser la provocation, l’art de déplaire jusqu’à la cruauté. Oui, les poètes ont souvent la férocité des grands fauves mais leurs griffes ne sont guère que des épines de ronce.

Si je suis trop vieux pour continuer à « faire » chanteur de rock, il n’y a pas d’âge pour être en retard sur son temps. Mon pote Michael McClure connaît ça par cœur !

Jim.
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