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Publié dans le Los Angeles Free Press, printemps 1971
Entrevue réalisée par Bob Chorush

Cette interview est l'une des dernières accordées par Jim Morrison avant qu'il ne quitte Los Angeles pour la France. Morrison y évoque librement avec Bob Chorush, qui succéda à John Carpenter au Los Angeles Free Press, le procès de Miami, leur dernier album, L. A. Woman, alors en cours d'enregistrement, et aborde des sujets aussi divers que le théâtre, le cinéma, la poésie, les reptiles, le chamanisme et l'alcool.

Jim Morrison : Il n'y a pas vraiment d'histoire. Pas de scénario à proprement parler. A part qu'il y a un autostoppeur qui... on le voit pas, mais on devine plus tard qu'il a volé une voiture et il roule en ville et le film s'arrête plus ou moins là. Il prend une chambre dans un motel, il va dans une boîte de nuit ou quelque chose comme ça. Voilà à peu près la fin du film.

Jim Morrison parle de l'histoire de son dernier film HWY. Ce résumé d'intrigue informe colle étrangement à la nouvelle image de Morrison, celle du metteur en scène épris de cinéma vérité. Le James Douglas Morrison à qui j'ai parlé il y a quelques jours était un homme plus vieux que l'homme auquel je m'étais attendu à parler. Ses cheveux grisonnaient, comme sa barbe avec laquelle ils semblaient se confondre, et il parlait de son passé de rock star comme un détenu parle de son passé de criminel avec l'avocat chargé d'obtenir sa liberté conditionnelle. Le Morrison que j'espérais rencontrer ne devait se livrer qu'en de rares instants, ses propos soigneusement pesés encore obscurcis par les ombres d'un passé récent et éprouvant.

Jim Morrison : C'est stupéfiant comme les gens peuvent vous croire deux ans plus jeune que vous n'êtes. J'imagine que c'est pour cela qu'il faut continuer d'accorder des interviews. Les gens croient les vieilles coupures de presse. Il y a deux ans, j'ai satisfait à un besoin qu'avaient certaines personnes d'une personnalité qui représentait un tas de choses, alors ils ont créé la chose eux-mêmes. C'est comme de voir des photographies de bébé ou je ne sais trop quoi. C'est embarrassant et drôle en même temps.

Avant de faire cette interview avec Morrison, je m'étais préparé en lisant trois de ses livres (Les Seigneurs, Les Nouvelles Créatures et Une prière américaine), une interview accordée à Rolling Stone, et des coupures de presse qui dataient de quatres ans plus tôt exactement. Je m'attendais à rencontrer un alcoolique, un drogué, un mégalomane, un beau parleur, un exhibitionniste, une rock star, un réalisateur vêtu d'une veste en cuir et d'un pantalon en peau de serpent, se promenant avec le lézard célébré sous son bras. La première déclaration faite à la presse par Morrison préparait déjà le terrain aux idées fausses.

Jim Morrison : Vous pouvez croire que c'est un accident, que j'ai reçu la préparation idéale pour ce que je fais maintenant. C'est comme un arc tendu pendant vingt-deux ans et qu'on lâche d'un coup... J'ai toujours été attiré par tout ce qui parlait de révolte contre l'autorité. Celui qui se réconcilie avec l'autorité se met à en faire partie. J'aime les idées qui parlent détruire ou de renverser l'ordre établi. Je m'intéresse à tout ce qui traite de la révolte, du désordre, du chaos, et surtout aux activités qui semblent n'avoir aucun sens. Cela me paraît être le chemin vers la liberté, la liberté extérieure est la voie qui mène à la liberté intérieure.

Nous sommes de l'Ouest. Je voudrais tout concevoir comme une invitation à aller vers l'Ouest. Le crépuscule. La nuit. La mer. C'est la fin. Rien de ce qui va dans le sens de cette image n'est inutile. Le monde que nous suggérons est un nouvel Ouest sauvage. Un monde mauvais et sensuel. Étrange et obsédant, le chemin du soleil...

Morrison ne ressemble plus à l'image qu'il a mis tant d'années à créer. Il ne porte plus de vêtements en cuir ou en peau de serpent. Il prend une bière au déjeuner, et un verre avant et après. Il est son propre archer, sa propre flèche voyageant dans le temps et l'espace de l'oubli. Le regard qu'il porte sur lui-même, sur son passé ou son avenir a quelque chose d'indien, il est d'une grande profondeur. Il paraît maintenant tenir d'avantage à parler de ses films que de musique rock, qu'il n'écoute plus beaucoup. Et il semble vouloir éclaircir certains événements de sa vie, dont récemment ses procès pour obscénité et ingérence dans le vol d'un avion. Avec l'âge, les procès et les incidents de toutes sortes. Morrison a pris conscience que le temps de l'innocence n'est plus.

Jim Morrison : J'ai perdu un temps fou et beaucoup d'énergie dans le procès de Miami. Environ un an et demi. Mais c'est expérience précieuse, J'imagine, parce qu'avant ce procès, j'avais une vision adolescente et naïve du système judiciaire américain. Cela m'a quelque peu ouvert les yeux. Il y avait des types là-bas, des Noirs, dont le procès avait lieu avant le mien. Cela a pris cinq minutes, et ils ont récolté vint ou vingt-cinq ans de prison. Si je n'avais pas eu des fonds illimités ou presque pour continuer de défendre mon cas, je serais en prison pour trois ans à l'heure qu'il est. Le fait est que si vous avez de l'argent, vous n'allez pas en prison généralement. Le procès de Miami a révélé pas mal de choses. Pour le moment, l'affaire est en appel à la Cour suprême.

Qu'en est-il des autres arrestations dont vous avez fait l'objet ?

Jim Morrison : On m'a acquitté pour tout le reste. On travaille maintenant à effacer tout cela, parce qu'il n'est jamais bon que ce genre de chose figure sur votre casier judiciaire.

Ce casier judiciaire, c'est important pour vous ?

Jim Morrison : Ce qu'il y a, c'est si quelque chose de vraiment sérieux vous arrive, vous avez un casier et les choses n'en sont que pires alors.

On a pu croire à un moment qu'ils allaient vous avoir. Il y avait cette accusation fédérale de détournement d'avion, non ?

Jim Morrison : Eh bien, le délit tombait sous le coup d'une loi récemment votée pour lutter contre les détournements d'avion, mais ce n'était pas vraiment un détournement d'avion. C'était seulement un jeu un petit peu trop poussé et exubérant. Nous n'avons en rien menacé la vie des gens ou ce genre de chose. En fait, nous avons été acquittés parce qu'une des hôtesses m'a confondu avec quelqu'un d'autre qui était avec moi. C'était une histoire de place dans l'avion. Les hôtesses disaient que c'était telle ou telle place qui avait causé des problèmes. Et elles m'ont identifié comme étant la personne qui occupait cette place. Elle m'ont chargé moi parce que j'étais la seule personne qui avait un visage connu. Elles ont essayé de m'avoir. Je ne sais pas, c'est juste une exemple du genre de personnes que vous pouvez rencontrer dans les avions.

L'ennui, avec toutes ces accusations, c'est que des gens que je connais, des amis à moi, trouvent ça drôle et ils ont envie de croire que c'est vrai et ils l'acceptent comme tel. Les qui ne m'aiment pas croient tout simplement que c'est parce que je suis l'incarnation de tout ce qu'ils considèrent comme étant le mal. Des deux côtés, cela se retourne contre moi. Je suis allé là-bas, à Phoenix, pour le procès. J'ai même dû y retourner plusieurs fois afin que les choses soient définitivement éclaircies.

Quelles chances pensez-vous avoir pour ce qui est de Miami ? Il n'y a plus qu'une charge retenue contre vous maintenant, non ?

Jim Morrison : En fait, il y en a deux. Mais je suis optimiste, je crois que j'ai une bonne chance. On a fait appel sur plusieurs points. En premier lieu, ils n'ont jamais pu prouver quoi que ce soit en dehors du fait que j'ai employé un langage obscène, ce que nous n'avons jamais nié. Nous avons tenté de prouver que l'utilisation d'un langage obscène n'allait pas à l'encontre des valeurs contemporaines de la communeauté de la ville de Miami. Pour cela, nous voulions emmener le jury voir tous les films du genre Woodstock et Hair. Hair, le spectacle, passait en ville à l'époque des fais qu'on me reprochait, et les acteurs étaient presque nus sur scène tous les soirs et il n'y avait pas d'âge requis pour assister au spectacle. Des livres qui étaient plein de gros mots étaient même en circulation dans les bibliothèques de lycée. Le juge nous arefusé là morion et a voulu s'en tenir aux fais incriminés. Ils ont produit treize témoins. Chacun de ces témoins était soit un policier qui travaillait là-bas ce soir-là, soit quelqu'un qui travaillait pour la ville et se trouvait être là lui aussi, soit un parent de policier. En fait, leur plus gros témoin était une adolescente de seize ans qui était la nièce d'un policier et qui n'avait même pas payé pour assister au concert. Son oncle, le policier, l'avait fait entrer gratuitement, elle et son petit ami. Tous leurs témoignages étaient très contradictoires. Ils avaient tous une version différente de ce qui était arrivé.

J'ai entendu cette fille traiter quelqu'un de petite salope .

Jim Morrison : Je ne l'ai pas entendue dire ça, mais c'est ce qu'on m'a dit. Toutes sortes de personnes ont pris des photographies ce soir-là, et il n'y en a pas une seule qui prouve que je me soit exhibé, ni même que j'aie commencé à le faire. Les autres charges retenues ne l'ont été, je crois , que pour donner un peu plus de sérieux à tout le cirque. Masturbation simulée, copulation orale...

Sur toi-même ?

Jim Morrison : La masturbation sur moi-même et la copulation orale sur le guitariste. Il y a une photographie de cette scène à l'intérieur de la pochette de l'album 13.

Est-ce que c'est un agneau que tenais dans les bras ce soir-là ?

Jim Morrison : Un agneau bien vivant. Il y avait ce type qui était là, Lewis Marvin du Moonfire. Il voyageait et expliquait à qui voulait l'entendre sa philosophie de la non-violence et du végétarisme. Il se servait de cet agneau pour démontrer ses principes. Si tu manges de la viande, alors tu tues ce petit agneau. Il me l'a donné au milieu du concert. Je l'ai gardé un moment dans mes bras. C'était intéressant. Il y avait beaucoup de bruit, un grand désordre. C'était presque assourdissant, mais l'agneau respirait normalement, il ronronnait comme un chat. Il était parfaitement détendu. Je crois que ce qu'on dit des agneaux qui vont à l'abattoir est vrai. Ils ne ressentent rien. Enfin bref, le juge a limité les témoins de la défense au nombre des témoins présentés par l'accusation, ce qui est une manoeuvre totalement arbitraire.

Tous ces témoins, tu les as eus en passant une annonce ?

Jim Morrison : Ouais, et parce qu'on s'est passé le mot aussi. Il y avait plus de trois cents personnes qui étaient prêtes à témoigner qu'elles n'avaient rien vu des faits qu'on me reprochait. En fait, ce qui s'est passé, c'est qu'un journaliste se trouvait au concert ce soir-là, ou bien on lui en avait parlé, et le journal pour lequel il travaillait a fait une première page à sensation sur ce concert en parlant d'incitation à l'émeute. Des citoyens se sont mis en colère à la lecture de cet article, et ils ont commencé à appeler la police en demandant comment on avait pu permettre cela et pourquoi on ne m'arrêtait pas. De mon côté, je prenais quelques vacances en Jamaïque, des vacances que j'avais prévues de prendre depuis quelque temps déjà. Et environ trois ou quatre jours après toute cette histoire, ils ont délivré un mandat d'arrêt contre moi. Voilà comment tout a comencé.

J'ai parlé à Mike Gershman qui était là-bas avec vous, et il m'a dit que vous ne pouviez plus donner de concert pendant le déroulement du procès. Est-il vrai que vous en avez tout de même donné ?

Jim Morrison : Tout ce que j'ai fait, c'est d'aller passer une journée sur l'île de Wight, et je suis revenu aussitôt. On aurait pu faire quelques concerts, Mais nous ne savions jamais à l'avance combien de temps durait l'ajournement du procès

Le procès avait lieu un jour sur deux, non ?

Jim Morrison : Ouais, mais ils changeaient tout le temps. On ne savait jamais. Heureusement que j'avais les wee-ends pour me reposer. C'était vraiment une épreuve.

Croyez-vous qu'il voulaient vous sanctionner vous ou la culture ?

Jim Morrison : Je crois que c'était à un certain style de vie qu'ils en voulaient. Je ne crois pas que j'étais visé personnellement. J'avais mis le pied sur un nid de frelons. Personne n'était tendre avec moi. Les gens qui assistaient au procès semblaient y prendre plaisir. Je crois que les gens qui en lisaient le compte rendu déformé dans les journaux ont contribué eux aussi à créer un climat d'hystérie. Quelques semaines plus tard, il y aeu ce rassemblement contre la décence, je veux dire contre l'indécence, a l'Orange Bowl, orchestré par ce comédien célèbre.

Bien connu pour sa décence.

Jim Morrison : Exact. Le Président a félicité les gosse qui se trouvaient à ce rassemblement. la chose s'est alors étendue à tout le pays.

Vous êtes-vous senti exclu de votre propre défense ?

Jim Morrison : Ouais, je me suis senti comme un spectateur, mais n'aurais pas voulu me défendre moi-même parce que j'aurais tout fichu en l'air, j'en suis sûr. Ce n'est pas aussi facile que ça en a l'air.

Vous avez témoigné, non ?

Jim Morrison : Je n'étais pas obligé de le faire, mais nous nous somme dit que ce pouvait être une bonne chose pour le jury de voir à quoi je ressemblais parce que tout ce qu'il avait pu faire au cours des six semaines qu'avait duré le procès, c'était de me regarder et rien d'autre. Alors, j'ai témoigné pendant deux jours. Je ne crois pas que cela ait eu la moindre incidence sur la suite. Ils font tellement traîner les choses qu'au bout d'un moment tout le monde s'en fout. J'imagine que c'est toujours comme ça. Ils embrouillent tellement les choses que vous ne savez plus quoi penser. C'est la façon qu'a la société d'assimiler un événement horrible.

Après avoir éclairci toutes ces questions juridiques, Morrison semble plus à l'aise encore pour parler du passé. Quelqu'un m'avait dit qu'autrefois il avait été très proche de la Compagnie théâtrale de Los Angeles, jusqu'à ce que le groupe monte Children of the Kingdom (Les enfant du royaume), une étude des pensées et des agissements en coulisses d'une rock star . La ressemblance entre le protagoniste de l'histoire et Morrison semble bien plus qu'une coïncidence. Le protagoniste, comme Morrison, s'efforce de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens qui sont venus le voir. Morrison avait fait du théâtre à sa façon devant un large public à Los Angeles, auquel on raconte qu'il demanda : Qu'est-ce que vous voulez ? Vous n'êtes pas venus écouter de la musique. Qu'est-ce vous voulez ? Qu'est-ce que vous voulez vraiment ?

Jim Morrison : J'ai vu la moitié des Enfants du royaume . Je n'ai pas assisté au spectacle jusqu'au bout. La pièce m'a mis mal à l'aise. Non pas que je n'apprécie pas la satire, mais c'était vraiment trop proche de moi.

Je crois que les gens vont aux concerts de rock parce qu'ils ont du plaisir à se retrouver au milieu de la foule. Ils en éprouvent un étrange sentiment de puissance de et sécurité. Ils aiment ce contact avec des centaines d'autres personnes qui leur ressemblent.

En tant que chanteur, je suis celui qui focalise l'attention de tout lemonde, parce qu'il vous faut une excuse pour vous rassembler en groupe. Autrement, il s'agirait d'une émeute.

Les Doors n'ont jamais connu aucune émeute. Il nous est parfois arrivé de pousser un peu les gens parce qu'on entendait tout le temps parler d'émeutes dans les concerts et on pensait qu'il serait bon d'avoir la nôtre. Tout le monde le faisait. Alors, j'ai essayé de stimuler quelques petites émeutes, vous savez, mais au bout d'un moment, j'ai compris que c'était une plaisanterie. Ça ne nous menait nulle part. Vous savez quoi, on en arrive à un point où les gens pensent que le concert ne sera pas bon si chacun ne se met pas à foutre un peu le bordel. C'est une plaisanterie parce que vraiment, ça ne mène nulle part. Je pense que c'est bien mieux quand tout le meonde ne refoule pas brusquement ses sentiments, quand chacun laisse cette énergie grandir en lui, qu'il la promène dans les rues et rentre chez lui avec. Plutôt que de la perdre inutilement dans une petite explosion d'adrénaline. Non, nous n'avons jamais connus d'émeute véritable. Je veux dire, une émeute qui nous échappe, quelque chose de violent. Ce que j'appelle une véritable émeute. Non, jamais à ce point. Je crois que tout cela a quelque chose à voir avec la théorie de l'essaim. L'idée que lorsqu'une population animale, il peut s'agir également d'insectes, commence à puiser dans les réserves de nourriture, elle essaime, se regroupe. C'est sa façon de communiquer. De travailler à une solution ou de signaler une prise de conscience. De signaler qu'il y a un danger. La nature travaille à trouver un certain équilibre, et je crois que c'est ce qui se passe parfois. A Los Angeles ou à New York et dans la plupart des grandes villes, vous vous sentez cerné par la foule. Physiquement et psychologiquement. Les gens deviennent névrosés, paranoïaques, et je crois que les concerts de rock constituent une manière humaine d'essaimer, de communiquer ce malaise de la surpopulation. Je n'ai pas encore envisagé le problème sous tous les angles, mais je crois qu'il y a là quelque chose.

Je pense qu'en dehors de l'écriture et du fait de chanter, mon plus grand talent réside dans ma capacité instinctive à promouvoir ma propre image. J'ai toujours su manipuler la presse, sortir des phrases du genre Nous sommes des politiciens de l'érotique , ce genre de choses. J'ai grandi en même temps que la télévision es les grans magazines, je sais instinctivement ce que les gens veulent entendre ou lire, ce qu'ils retiendront. Alors, je disperse ce petits joyaux çà et là, en apparence innocemment, mais en réalité je lance des signaux.

Je crois que les Doors sont arrivés à point nommé. Notre musique, nos idées, sont venues au bon moment. Elles peuvent sembler naïves aujourd'hui, mais il y a deux ans encore, les disaient des choses incroyables. Le degré d'énergie était incroyable, et vous pouviez dire à peu près n'importe quoi et presque finir par y croire. Aujourd'hui, c'est fini. Je crois que c'était une question d'association de musiciens et d'opportunité. Et nous avons sans doute été un des premiers groupes à nous présenter ouvertement comme des artistes conscients d'eux-mêmes, et notre carrière reflète cet état d'esprit.

Ce n'était pas une question de mode ni rien de ce genre. Nous n'aurions rien changé à ce que nous étions de toute façon. Nous sommes arrivés au moment opportun, voilà tout, et nous avons exprimé ce que nous ressentions. Je suis certain que nous aurions fait la même chose dans tout les cas. Par exemple, le premier album ne dénote pas particulièrement une conscience sociale, il s'agit seulement de sentiments personnels universels. Chaque album a marqué un pas dans la direction de cette prise de conscience sociale, peut-être au détriment de la musique d'ailleurs.

Tandis que nous voyagions et donnions des concerts devant des auditoires de plus en plus importants, certains mots ont commencé à ne plus refléter nos préoccupations. Voilà ce qui s'est passé essentiellement. Nous n'avions rien programmé consciemment. L'album que nous enregistrons en ce moment plongera probablement ses racines dans le blues. C'est ce que nous faisons de mieux. On fera peut-être aussi une ou deux anciennnes chansons blues. Du blues originel.

Ce sera du bon blues. Ce ne sera pas comme le type qui joue du blues à la guitare. Non, ce sera du blues électrique, j'espère. On ne sait jamais vraiment quand on commence un album, ça peut être complètement différent à l'arrivée. Mais c'est la direction qu'on va prendre. C'est la musique que je préfère. C'est celle que j'ai le plus de plaisir à chanter. J'aime aussi le jazz. Mais le jazz n'a pas vraiment besoin d'un chanteur. Je pousse les gars à faire un peu plus d'instrumental. Ils sont un peu réticents, et j'aimerais qu'ils y viennent. Pour trois types, ils peuvent vraiment jouer un tas de musiques, un tas de sons différents.

J'aime toutes les réactions que peut déclencher notre musique. Tout ce qui peut pousser les gens à penser. Je veux dire, si grâce à vous un club ou une salle remplis de types défoncés ou beurrés se réveille et se met à penser, alors vous avez réussi quelque chose. Ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus. Ils étaient seulement venus se perdre eux-mêmes.

Je ne sais pas si vous avez vu l'installation que nous avons au bureau ou pas. Nous avons une salle équipée en haut. C'est là que nous enregistrons. Ce n'est pas que nous n'aimons pas les studios d'Elektra, mais nous pensons que nous faisons de meilleures choses en répétition. Nous laissons une bande tourner. C'est aussi beaucoup moins cher et plus rapide de cette façon. Ce sera le premier album que nous faisons sans producteur. Nous travaillons seulement avec notre ancien ingénieur du son, Bruce Botnick. Je ne sais pas si l'on peut dire qu'il est producteur ou non. Disons coproducteur avec les Doors. Par le passé, le producteur... ce n'est pas qu'il avait une mauvaise influence ni rien, mais sans lui, ce sera très différent. On verra bien. De toute façon, on est ensemble pour le meilleur et pour le pire.

Il y avait quelques nouvelles chansons sur l'album live. Il y a un an, nous avons fini Morrison Hotel. Il y a donc un an que nous ne sommes pas retournés en studio.

Il y a quelques années, je voulais faire du live. Enregistrer des choses au Whiskey ou ailleurs, mais personne n'était intéressé. Aujourd'hui, tout le monde n'attend plus que ça, alors que j'ai perdu tout intérêt à la chose. Quoiqu'on s'amuse beaucoup plus en faisant cela, je n'ai tout bonnement pas envie de faire du live pour le moment. J'aime toujours la musique, mais elle m'intéresse quand même moins qu'avant.

Allez-vous vous appliquer davantage à faire des films ?

Jim Morrison : Ouais, je pense, mais rien ne presse.

Vous avez déjà réalisé cinq films, n'est-ce pas ?

Jim Morrison : HWY est le seul vrai film que j'ai fait. J'ai participé à plusieurs autres films, mais ce n'était pas véritablement mes films. HWY l'est beaucoup plus dans ce sens. Je considère généralement les films comme l'effort d'une équipe, sauf dans quelques cas très rares. J'aimerais que HWY soit projeté. Je pense qu'il pourrait passer sur une chaîne nationale éducative. C'est une question de durée. Vous voyez, c'est le type de film qui n'a rien de commercial. Il est trop long pour accompagner un long métrage, mais c'est n'est pas un long métrage non plus. Il dure cinquante minutes, ce n'est donc pas très pratique, mais je crois qu'il conviendrait bien à une chaîne éducative.

J'ai toujours été fasciné par les histoires d'autostoppeurs qui commettent des crimes en série. Je voulais faire un film comme ça, mais les choses ont tourné autrement. C'est devenu un fantasme plus subtil. Un jour pourtant, je ferai ce film d'autostoppeur, Parce que je pense que c'est une bonne idée.

Vous jouez le rôle de l'autostoppeur dans HWY. Être acteur, c'est quelque chose qui vous intéresse ?

Jim Morrison : Non, c'était simplement plus facile de cette façon.

Il y a deux ou trois choses que vous dans Les Seigneurs qui ont retenu mon attention, comme cette phrase : L'attrait du cinéma tient à la peur de la mort.

Jim Morrison : Je crois que dans l'art, et surtout au cinéma, les gens cherchent une confirmation de leur propre existence. Parfois, les choses paraissent plus réelles pour avoir été filmées, et vous pouvez créer un semblant de vie sur l'écran. Mais cest petits aphorismes qui composent Les Seigneurs, si j'avais pu les dire d'une autre manière, je l'aurais fait. On a tendance à les ruminer. Certains sont très sérieux. J'ai écrit l'essentiel de ce livre à l'époque où j'étudiais le cinéma à l'UCLA. C'était vraiment une thèse sur l'esthétique du cinéma. J'était incapable de faire un film à cette époque-là, et tout ce que je pouvais faire, c'était de réfléchir et d'écrire sur le cinéma, le livre vient de là. De nombreux passages, par exemple ceux qui concernent le chamanisme, se sont révélés véritablement prophétiques quelques années plus tard, parce que je n'avais aucune idée à l'époque où je les écrivais que c'était le rôle que je tiendrais un jour.

A la fin des Seigneurs , vous dites que les Seigneurs, ce sont ceux qui contrôlent l'art. Ai-je bien compris ?

Jim Morrison : Assez étrangement, oui, c'est bien ce que j'ai voulu dire. Mais pas nécessairement l'art. Ce livre parle surtout du sentiment de faiblesse ou d'impuissance qu'ont les gens quand ils sont confrontés à la réalité. Ils ne contrôlent pas vraiment les événement, pas même leur propre vie. Quelque chose les contrôle. Là où ils s'approchent le plus près de cette chose, c'est lorsqu'ils regardent leur poste de télévision. Maintenant, pour moi, les Seigneurs représentent quelque chose d'entièrement différent. Je ne sais pas comment l'expliquer. C'est quelque chose qui serait à l'opposé. Parfois, les Seigneurs sont une race romantique de gens qui ont trouvé un moyen de contrôler leur environnement et leur vie. Parfois, ce sont simplement des gens différents des autres...

Y a-t-il quelqu'un à qui vous songiez en particulier ?

Jim Morrison : Non, le livre ne concerne personne en particulier.

J'aimerais qu'on parle un peu de vos poèmes.

Jim Morrison : Bien sûr. Je vous écoute.

Les Nouvelles Créatures. Il y a beaucoup de créatures dans tout ce que vous faites. Des lézards, des serpents, des peaux de serpents. Ça fait partie de votre réputation. Le Roi Lézard. Comment tout cela a-t-il commencé ?

Jim Morrison : J'avais un livre sur les lézards, les serpents et les reptiles en général, et la première phrase du livre m'a captivé : Les reptiles sont les descendants d'ancêtres magnifiques. Une autre chose qui m'étonne, c'est qu'ils sont de parfaits anachronismes. Si tous les reptiles du monde disparaissaient demain, cela ne changerait pas vraiment l'équilibre de la nature. C'est une espèce complètement arbitraire. Je crois qu'ils pourraient survivre, si toutefois quelqu'un ou quelque chose le pouvait, à une autre guerre mondiale ou à un quelconque empoisennement global de la planète. Je crois que les reptiles trouveraient un moyen d'y échapper. Il ne faut pas oublier nons plus que le lézard et le serpent sont identifiés avec l'inconscient es les forces du mal. Ce long poème, The Celebration of the Lizard, était une sorte d'invitation aux forces de la nuit. Mais tout cela est ironique. Je crois que les gens ne s'en rendent pas compte. Il n'y a pas à le prendre au sérieux. Comme quand on joue le méchant dans un western, cela ne veut pas dire que c'est vous. C'est juste un aspect de soi qu'on met en spectacle. Je ne prends pas tout ça au sérieux. En principe, c'est de l'ironie.

Mais sur le fond, j'ai toujours aimé les reptiles. J'ai grandi dans le Sud-Ouest, et j'ai souvent attrapé des lézards ou des crapauds. Évidemment, je ne pouvais pas m'approcher aussi près des serpents. Je veux dire, on ne joue pas comme ça avec un serpent. Il y a au fond de la mémoire humaine quelque chose qui réagit violemment au serpent. Même pour qui n'en a jamais vu. Je crois que le serpent incarne tout ce dont on a peur. C'est pourquoi c'est si à la mode. Il en a toujours été ainsi.

Il y a aussi peut-être un petit sentiment de victoire à capturer le serpent et à revêtir sa peau.

Jim Morrison : Ouais, évidemment. Quel est le mot ? Un totem. Non, pas un totem. Un talisman. Quand j'ai écrit Les Nouvelles Créatures, j'étais très naïf. Le livre n'est pas né d'une prise de conscience soudaine et profonde e l'univers. C'est un petit livre très naïf, mais il tient debout pour l'essentiel.

Croyez-vous pouvoir faire aussi bien dans le domaine du cinéma que vous l'avez fait dans le domaine musical avec les Doors ?

Jim Morrison : Et pourquoi pas ? J'ai un certain instinct pour cela. Je pense pouvoir faire aussi bien.

Imaginons un film de l'intensité d'un concert des Doors. Les gens ne resteraient pas longtemps dans la salle, vous ne croyez pas ?

Jim Morrison : J'aime bien cette remarque. Je n'ai jamais compris comment le public des salles de cinéma pouvait être aussi passif. Je crois que le public doit participer à la création, intervenir, agir. Par exemple, il ne tient qu'à vous de fermer les yeux autant de fois que vous le voulez, ou de vous lever et de marcher cinq minutes. La personne qui fait cela ne verra pas le même film que celle qui est restée sagement assise à sa place du début à la fin, d'accord ?

Vous avez projeté Feast of Friends (Festin d'amis) pendant un live à San Francisco, non ?

Jim Morrison : On a fait ça ? Oui, je crois qu'on a dû le faire à une époque. Nous avons passé le film à l'Aquarius à la fin du concert, mais ça ne signifie rien. C'était seulement parce que nous avions fait ce film et que nous le trouvions très bon et aussi parce que persone ne voulait le distribuer. Alors, on l'a diffusé quand on a pu. Je suis heureux qu'on l'ait fait. Ce sera un bon document sur cette période.

Pensez-vous que les gens, étant donné votre notoriété et votre passé de chanteur, auront davantage tendance à apprécier vos films ou davantage la tentation de les rejeter ?

Jim Morrison : Je crois que cette notoriété peut éventuellement servir le film. C'est du moins une chance à saisir. Si ça ne marche pas, j'aurais difficilement une seconde chance. Mais je crois qu'aujourd'hui tout le monde a une chance de faire son film.

Croyez-vous que votre réputation de chanteur de rock vous barrera le chemin ?

Jim Morrison : Ce qu'ils veulent toujours, c'est un album et ils ont même l'audace de vouloir que vous jouiez le rôle d'un chanteur au cinéma. Être acteur ne m'intéresse pas. Rien ne m'ennuie autant que cette idée.

Et votre réputation de grand buveur ?

[Longue pause.]

Jim Morrison : Je suis passé par une période où j'ai bu énormément. Il y avait tellement de pression sur moi que je n'arrivais pas à faire face. Je crois que l'alcool est un moyen de tenir le coup quand il y a tous ces gens autour de vous, mais c'est aussi le produit de l'ennui. je connais des gens qui boivent parce qu'ils s'ennuient. J'aime boire. Quelquefois, ça vous détend et ça stimule la conversation. D'autres fois, ça tient du jeu, vous sortez vous soûler une nuit et vous ne savez pas où ni avec qui vous allez vous retrouver le lendemain. Ça peut marcher très bien, comme ça peut être catastrophiques. C'est comme un lancé de dés.

Il semble qu'il y ait de plus en plus de gens qui se shootent à l'héro ou prennent du speed aujourd'hui. Tout le monde fume de l'herbe. Je crois qu'on ne considère plus ça comme une drogue. Il y a trois ans, lam ode était aux hallucinogènes. Je ne crois pas que personne ait la force de supporter ce genre de choses éternellement. On entre ensuite dans la catégorie des narcotiques, l'alcool, l'héroïne et les hypnotiques tuent les pensées. Ce sont des tueurs de douleurs. Je crois que c'est pour ça que les gens y ont recours. Dans mon cas, c'est l'alcool, parce que c'est traditionnel. Et puis, je déteste aller m'approvisionner, comme on dit. Je détete l'espèce de connotation minable qui entoure le fait de trouver le joint , et jamais je ne fais cela. C'est pour ça que j'aime l'alcool, il suffit d'aller au magasin ou au bar du coin, et l'affaire est réglée.

Je pense que ce qui est en train d'arriver, c'est que les gens fument tellement, et tellement fréquemment, que c'est n'est même plus un trip . Ils en arrivent à ce que leurs cellules tolèrent tout cela sans problème. Ça devient juste un élément de la chimie du corps. Ils ne sont même plus vraiment défoncés.

Morrison continue de parler. Toujours conscient de son image. Détendu. Il est fasciné par une fille en mini-jupe qui descend d'une voiture de l'autre côté de la rue, et par Zap Comix. Il a envie d'écrire un livre sur son procès et se demande à quel éditeur il soumettra l'histoire. Il évoque une amie à lui qui pourrait être la plus grande chanteuse du monde. Il paraît nerveux à l'idée de rejoindre le studio. Il a déjà deux heures de retard. Mais...

Jim Morrison : Il n' y a pas vraiment d'histoire. Pas de scénario à proprement parler... Il roule en ville... il sort... ou quelque chose... voilà à peu près la fin... et... quand la musique est finie, éteignez les lumières...

La carrière cinématographie de Morrison commence à peine.

Interview prise sur http://www.multimania.com/doors/