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Publié dans le Rolling Stone, printemps 1969
Entrevue réalisée par Jerry Hopkins

Après le concert désastreux de Miami, le magazine Rolling Stone fit sa couverture sur le visage de Jim dans le style western Wanted, tout en faisant plus ou moins de lui dans un article un ivrogne stupide. Je pensais que s'il avait joué ce rôle à un certain moment, c'était aussi quelqu'un d'intelligent, un aspect sur lequel on avait volontairement fermé les yeux. Jerry hopkins suggéra à Jann Wenner d'aller interviewer Jim en profondeur. D'abord réticent à l'idée d'accorder une nouvelle interview, Jim changea finalement d'avis, et ils se rencontrèrent plusieurs fois sur une période de deux semaines, autour d'un déjeuner ou autour d'un verre, ou entre deux visites à son bar topless préféré. A chaque fois, il se montra bien élevé, prévenant et manifesta une grande aisance à s'exprimer. De toute évidence, se disait Jerry Hopkins, il tenait à ce qu'on oublie le reportage précédent. L'interview parut dans Rolling Stone, et fut reprise plus tard dans un grand volume aujourd'hui épuisé, qui rassemblait les grandes interviews du magazine.

Jerry Hopkins : La semaine où j'allais interviewer Jim Morrison, les Doors se voyaient interdits de concerts à Saint Louis et Honolulu en raison des accusations d'exhibitionnisme et d'alcoolisme retenues contre Morrison au procès de Miami. Cette même semaine, pourtant, Morrison achevait l'écriture d'un scénario avec Michael McClure et signait un contrat avec Simon & Shuster pour son premier recueil de poèmes. Contrairement à la mythologie, la musique des Doors restait une constante, une force qui n'avait pas tant été une << influence >> sur le rock qu'un monument du rock. << La musique est votre seul amie >>, chantait Jim dans When the Music's Over (Quand la musique est finie). Et pour des millions de personnes, la musique des Doors, c'était ça. Toute une génération était déjà nostalgique de Light My Fire, comme une autre l'était de Sgt.Pepper des Beatles. A l'apogée du groupe, en 1967-1968, on sentait aussi dans la musique de Morrison une urgence criante. << Nous voulons le monde et nous le voulons maintenant. >>

Morrison fut d'abord réticent, comme je l'ai dit, à accorder cette interview à Rolling Stone, persuadé que la couverture que le magazine avait faite sur le concert de Miami l'avait fait passer pour un clown. Mais il changea d'avis, et à mesure que les séances d'entretiens s'accumulaient au rythme des bars où elles avaient lieu, il démontra que son manager Bill Sidons ne s'était pas trompé lorsqu'il avait déclaré : << Les petits démons de Jim l'ont sans doute perturbé à une période... mais je crois que tout cela est finie maintenant. >> En d'autre termes, Morrison s'était adouci, il avait mûri. Il n'avait pourtant pas perdu son sens de l'humour << C'est vraiment une drôle de façon de gagner sa vie, non ? >> me dit il un jour, et il me souhaitait maintenant que les gens le prennent aux sérieux. Tous les poètes veulent être pris au sérieux, même si beaucoup ont eu une façon d'agir qui semblait contredire et détruire ce voeu.

Nous nous étions donné rendez-vous au bureau des Doors (situé à distance idéales à la fois des bureaux d'Elektra et de plusieurs clubs topless) et la première séance d'entretien eut lieu dans un bar, Palms. Nous voulions déjeuner et prendre une bière, mais le cuisinier étant absent pour la journée, nous avons dû nous contenter d'une bière. Un petit groupe d'habitués répartis le long du comptoir s'offraient des verres en plaisantant bruyamment, tandis que nous prenions place à une petite table toute proche. Personne ne manifesta une attention particulière à Morrison quand il entra dans le bar, et la barbe fournie qu'il s'était laissé pousser depuis Miami n'y était pas pour rien. C'était un habitué du Palms, lui aussi.

Comment t'es venue l'idée de faire ce métier ?

Jim Morrison : Je crois que j'ai eu le désir profond de faire ce métier le jour où j'ai entendu... tu vois, la naissance du rock and roll a coïncidé avec mon adolescence, avec mon reveil à la conscience. Ca m'a vraiment branché, même si à l'époque je ne me suis jamais permis de fantasmer rationnellement que j'en ferrais moi-même. Si bien que lorsque tout ça est arrivé, mon subconscient avait déjà tout préparé. En fait, je n'y pensais pas. C'est arrivé, c'est tout. Je n'avais jamais chanté. Je ne concevais même pas la chose. Je pensais que je deviendrais écrivains ou sociologue, ou encore que j'écrirais des pièces. Je n'étais jamais allé à un concert, ou un ou deux, tout au plus. J'avais vu des trucs à la télé, mais je n'adhérais pas à tout ça. Et puis, j'ai entendu tout un concert dans ma tête, avec un groupe qui chantait et un public, un public important. Ces cinq ou six premières chansons que j'ai écrites, je prenais des notes, c'est tout, pendant le fantastique concert de rock que j'avais dans la tête. Une fois ces chansons transposées sur le papier, il ne me restait plus qu'à les chanter.

C'était quand tout ça ?

Jim Morrison : Il y a trois ans environ. Je n'étais pas dans un groupe ni rien. Je venais de quitter l'université, et je me baladais sur la plage. Je ne faisais pas grand-chose. J'étais libre pour la première fois. J'avais dû aller à l'école sans interruption pendant quinze ans. C'était un été chaud et magnifique, et j'ai commencé à entendre des chansons. Je crois que j'ai toujours le carnet où j'ai écrit les paroles. Ce concert mythique que j'entendais... j'aimerais bien essayer de le reproduire un jour, sur scène ou sur un disque. J'aimerais pouvoir rendre ce que j'ai entendu sur la plage ce jour-là.

Avais-tu joué d'un instrument de musique avant cela ?

Jim Morrison : Quand j'étais gosse, j'ai essayé le piano pendant un temps, mais je n'étais pas assez discipliné pour ça.

Combien de temps as-tu pris des leçons ?

Jim Morrison : Quelques mois seulement. A peine le temps d'acquérir les bases.

Tu n'as plus envie de jouer d'un instrument aujourd'hui ?

Jim Morrison : Non, pas vraiment. Je joue des maracas. Je sais jouer aussi quelques chansons au piano. Des trucs de mon invention, mais ce n'est vraiment de la musique. C'est du bruit. Si, il y a une chanson que je peux jouer, mais il n'y a que deux accords, c'est plutôt limité comme truc. J'aimerais vraiment pouvoir jouer de la guitare, mais je n'ai pas le don pour ça. [Il marque un temps de pause.] Et toi, tu joues d'un instrument ?

Non...

Jim Morrison : J'ai lu un livre que tu as écrit, The Hippie Papers. Il y avait de très bonne choses dedans. J'ai pensé un temps écrire pour la presse << underground >>, parce que ça me paraissait le seul lieu où on pouvait avoir une idée et la voir imprimer immédiatement. J'aurais aimé avoir une rubrique dans un journal << underground >>. Juste raconter les choses que je voyais. Pas faire de la fiction, ni du reportage. Juste raconter avec précision une chose dont j'aurais été le témoin, en particulier autour de Los Angeles. Je crois que j'ai peur de gâcher mes meilleures idées dans le journalisme. Si je les conserve dans ma tête suffisamment longtemps, il se peut qu'elles donnent un jour quelque chose. Je reconnais pourtant qu'il y a des tas de gens talentueux qui on écrit pour les journaux, Dickens, Dostoïevski... et plus proche de nous [Norman] Mailer, bien sûr.

Mailer a même fini par écrire un roman de cette façon, en publiant un chapitre par mois dans Esquire...

Jim Morrison : Et c'est brillant. The American Dream (Un rêve américain). Sans doute un des meilleurs romans de la décennie.

C'est intéressant... Il y a des tas de choses valables conçues spécifiquement pour les journaux et les magazines, tout comme il y a de la bonne musique conçue pour le disque, dans les deux cas, il s'agit de choses disponibles que chacun peut se procurer pour très peu d'argent, et plus tard jeter ou échanger ou du moins dont on peut se débarrasser rapidement. Cela fait de plusieurs formes d'art des choses très éphémères...

Jim Morrison : C'est pourquoi la poésie m'attire tant, c'est si éternel. Aussi longtemps qu'il y aura des gens, on se souviendra des mots et de leurs associations. Rien d'autre ne peut survivre à un holocauste en dehors de la poésie et des chansons. Personne ne peut se rappeler un roman en entier. Personne ne peux décrire un film, une sculpture, une peinture. Aussi longtemps qu'il y aura des gens, la poésie et les chansons continueront d'exister.

Quand as-tu commencé à écrire de la poésie ?

Jim Morrison : Oh ! J'étais encore au lycée quand j'ai écrit un poème intitulé The Pony Express. C'est le premier dont j'arrive à me souvenir. C'était un poème dans le genre ballade. Mais ça ne tenait pas vraiment debout. J'ai toujours voulu écrire, mais je me disais que ça ne serait pas bon à moins que la main ne prenne soudain le stylo et ne se mette à écrire sans que j'aie quoi que ce soit à voir avec le processus. Comme l'écriture automatique. Mais ça ne m'est jamais arrivé. J'ai quand même écrit quelques poèmes, bien sur. Comme Horse Latitudes, que j'ai écrit quand j'étais à l'université. Je conservais plusieurs carnets au lycée et à l'université, et quand j'ai quitté l'école pour je ne sais quelle raison, c'était peut être sage, je les ai tous jetés. Il n'y a rien que je possède actuellement en dehors des ces deux ou trois carnets égarés. J'ai songé un moment à me faire hypnotiser ou à prendre du penthotal pour me rappeler des ces poèmes, parce que j'écrivais dans ces carnets tout les soirs. Mais peut être que si je ne les avais jetés, je n'aurais jamais pu écrire quoi que ce soit d'original, parce qu'il s'agissait d'une accumulation de choses que j'avais lues ou entendues, comme des citations extraites de certains bouquin. Je pense que si je ne m'en étais pas débarrassé, jamais je n'aurais pu être libre.

Y a-t-il des chansons que tu aimes plus que d'autres ?

Jim Morrison : Je vais te dire la vérité, je ne les écoutes pas beaucoup. Mais il y a quand même des chansons que, personnellement, j'aime reprendre plus que d'autres. J'aime chanter du blues, ces longues dérives blues où on n'a aucune contrainte, où il n'y a pas vraiment de début ni de fin. Je suis dans une ornière, tu vois, je m'enroutine et je peux inventer sans cesse. Et tout le monde est en solo. J'aime faire ce genre de choses plutôt qu'une chanson. Tu vois, on commence sur un blues et on voit où ça nous mène...

Des dérives improvisées...

Jim Morrison : Ouais. On avait besoin d'une autre chanson pour cet album. On se creusait la cervelle pour essayer de trouver quelque chose. On était en studio, et alors on a commencé à laisser tomber toutes ces vieilles chansons. Dérives blues. Rock classique. On s'est mis à jouer, c'est tout, comme ça pendant une heure, et on est passés par toute l'histoire de la musique rock, du blues d'abord, puis le rock and roll, de la musique << surf >>, latino, tout le bazar. J'ai appelé ce morceau : Rock Is Dead (Le rock est mort). Mais je doute que quelqu'un l'entende jamais un jour.

On t'a cité récemment disant que le rock était mort. Est-ce quelque chose que tu crois profondément ?

Jim Morrison : C'est comme ce dont ont parlait tout à l'heure quand on évoquait le retour vers les racines. L'éclair initial s'est éteint. La chose qu'ils appellent rock, ce qu'on appelait rock and roll, c'était en décadence. Et puis, il y a eu un renouveau du rock incarné par les Anglais. C'est allé très loin. Ça avait vraiment un sens. Et puis c'est devenu timide, et ça, c'est la mort de tous les mouvements. Il n'y avait plus l'élan initial, la spirale s'inversait, c'était presque incestueux. L'énergie n'était plus là. On n'y croyait plus. Je crois que pour que chaque génération puisse s'affirmer comme une entité humaine consciente, il faut qu'elle rompe avec le passé, et les gosses qui viendront n'auront plus beaucoup en commun avec nous. Ils vont créer leur propre son, et il sera unique. Mais on y parlera toujours de choses comme la guerre ou les cycles monétaires. On peut peut-être expliquer le rock and roll par... C'était après la fin de la guerre de Corée... il y a eu un espèce de purge psychique. On aurait dit que le besoin se faisait sentir d'une explosion souterraine, comme une éruption. Alors, il est possible que lorsque la guerre du Vietnam prendra fin, ça prendra sûrement un ou deux ans encore, c'est difficile à dire, mais il est possible qu'au moment où toutes ces morts prendront fin, la vie ressentira de nouveau le besoin de s'affirmer, de trouver une nouvelle voie.

Crois-tu que tu auras un rôle à jouer dans ce nouveau départ ?

Jim Morrison : Ouais, mais je ferai probablement quelque chose d'autre d'ici là. Quoi, c'est difficile à dire. Peut-être que je serai devenu un homme d'affaires...

T'es-tu déjà imaginé dans ce rôle, sérieusement ?

Jim Morrison : J'aime assez cette image. Grand bureau. Secrétaires...

Comment te considère-tu ? Comme un poète ? Une rock star ? Quoi ?

Jim Morrison : Je n'ai pas de recul sur la question, je me contente de lire ce qu'on en dit. J'aime assez faire ça. C'est la seule fois où je m'interroge un peu. Vivre à L.A., ça ne compte pas beaucoup. C'est une ville anonyme, et j'y mène une vie anonyme. Notre groupe n'est tout de même pas le phénomène de masse que certains, par ailleurs, ont pu incarner. Nous n'avons jamais été adulés par les masses. Ça ne m'a donc pas affecté outre mesure. Je crois que je me vois comme un artiste conscient qui travaille dur jour après jour, assimilant des informations. J'aimerais aussi faire du théâtre. C'est une chose qui m'intéresse en ce moment. Bien que j'aie toujours autant de plaisir à chanter.

Une question qu'on a dû te poser déjà, et même un nombre incalculable de fois : crois-tu avoir un rôle politique ? Je te renvoie à une déclaration que tu as faite, dans laquelle tu comparais les Doors à des << politiciens de l'érotique >>.

Jim Morrison : J'ai pris conscience de l'existence de la presse nationale en grandissant. J'avais l'impression de la rencontrer partout, et j'ai commencé à la lire. J'ai intégré graduellement, simplement par osmose, son style, son approche de la réalité. Quand j'ai commencé à faire de la musique, je trouvais intéressant d'occuper un espace dans ce monde, et j'ai commencé à tourner des clés et je me suis rendu compte que je savais faire cela instinctivement. Ils voulaient des phrases faciles à retenir et pouvoir captiver l'attention avec elles, quelque chose sur quoi baser un article et donner une réponse immédiate. C'est le genre de citation qui signifie vraiment quelque chose, mais il est impossible d'expliquer quoi. Si je me mettais, à expliquer ce que j'entends par là, les mots perdraient de leur force et de leurs impact.

Une manipulation délibérée des médias, non ? Deux questions me viennent à l'esprit : Pourquoi avoir choisi cette phrase plutôt qu'une autre ? Et crois-tu qu'il est facile de manipuler les médias ?

Jim Morrison : Je ne sais pas si c'est facile, parce que ça peut se retourner contre toi. Mais c'est un journaliste, tu vois. J'ai simplement répondu à sa question. Depuis, des tas de gens l'ont reprise, cette formule, et lui ont donné du poids, mais en fait, j'étais seulement... Je savais que le type l'utiliserait, et je savais quelle image il sortirait de tout ça. Je savais qu'une phrase clé, c'est tout ce qu'on retient en général d'un article. Alors, j'ai trouvé cette formule qui frappe l'imagination. Je crois qu'il est plus difficile de manipuler la télé ou les films que la presse. D'une certaine façon, avec la presse, ça a été facile pour moi, parce qu'il y a un parti pris d'écriture ici et que je comprends l'écriture et l'esprit des écrivains. On utilise le même médium, le mot imprimé. La tâche était donc facile pour moi. Mais pour la télévision et le cinéma, c'est une autre chose, et j'apprends encore. Chaque fois que je retourne sur un plateau de télévision, je suis un petit peu plus détendu et d'avantage capable de communiquer ouvertement, de contrôler aussi ce que je dis. Le processus est intéressant.

Est-ce cela qui explique ta fascination pour les films ?

Jim Morrison : Les films m'intéressent parce qu'ils sont l'approximations la plus exacte que nous ayons sur le plan artistique de notre courant de conscience, de notre vie onirique autant que de notre perception quotidienne du monde.

Les films semblent prendre de plus en plus de ton temps...

Jim Morrison : Ouais, mais nous n'en avons terminé qu'un jusque-là, Feast Of Friends (Festin d'amis), qui a été réalisé à la fin d'une renaissance culturelle et spirituelle, une renaissance qui a déjà trouvé son terme. C'était un peu comme à la fin de la peste en Europe qui a décimé la moitié de la population. Les gens dansaient, portaient des vêtements colorés. Un printemps incroyable. Tout cela surviendra à nouveau, mais c'est fini pour le moment. Le film témoigne de cela.

Je pense à une séquence de ce film, un séquence où on te voit sur scène, couché sur le dos, continuant de chanter... cela montre à quel point ton jeu de scène est théâtral. Comment s'est développé cet aspect ? Était-ce quelque chose de conscient ?

Jim Morrison : Je crois que dans un club, ce genre d'attitude dramatique serait un peux déplacée, parce qu'on est à l'étroit et que tout ça paraîtrait un peu grotesque. Dans le cas d'un grand concert, je crois que c'est... nécessaire, tout simplement, parce qu'on se situe bien au-delà de la performance musicale. Le concert devient un spectacle. Et il est différent chaque fois. Je ne crois pas qu'aucun spectacle soit identique à un autre. Je ne sais pas comment répondre à ta question. Je ne suis pas vraiment conscient de ce qui arrive. Je n'aime pas être trop objectif sur la question. J'aime laisser les choses arriver, les diriger consciemment peut-être, dans une certaine mesure, mais surtout suivre les vibrations que je ressens en chaque circonstance. On ne prévoit pas ces attitudes théâtrales. En vérité, on sais à peine la plupart du temps quel acte on joue.

Quand tu disais qu'il y avait certaines chansons que tu préférais, celles qui te permettent d'improviser, j'imagine que tu pensais à des chansons comme The End (La fin) ou When the Music's Over (Quand la musique est finie)...

Jim Morrison : Une fois qu'elles sont enregistrées sur disque, ces chansons paraissent très ritualisées et statiques. C'étaient des chansons faites pour changer constamment de forme, et une fois gravées, elles se sont figées d'une certaine manière. Mais elles avaient aussi atteint l'effet maximal, si bien que ce n'est pas très important. Non... je pensais à des chansons où les musiciens se mettent à faire un boeuf, à improviser. Ça commence avec un petit rythme, et tu ne sais jamais où tout ça va te mener ou ce dont il s'agit vraiment, jusqu'à ce que le morceau s'achève. C'est ça que j'aime le plus.

Es-tu conscient d'une différence, au moment où tu écris, entre un poème, destiné à être imprimé, et une chanson, ou les paroles d'une chanson, faites pour être chantées ?

Jim Morrison : Pour moi, une chanson, ça vient d'abord avec la musique, le son ou le rythme, et puis j'écris aussi vite que je peux pour rester fidèle à l'impression musicale, jusqu'à ce que musique et paroles jaillissent simultanément. Dans le cas d'un poème, la musique n'est pas nécessaire...

Il faut pourtant avoir le sens du rythme, non ?...

Jim Morrison : C'est vrai. C'est vrai. Il faut avoir le sens du rythme, et, en ce sens, il faut avoir en soi la musique. Mais une chanson est plus primitive. Généralement, il s'agit d'un rythme, d'une mesure élémentaire, alors que le poème peut aller où il veut.

Qui suggère ces paroles que tu entends quand tu écris ? Le groupe ? Ou bien s'agit-il de quelque chose que tu as dans la tête ?

Jim Morrison : Eh bien, la plupart des chanson que j'ai écrites me sont venues comme ça. Je ne suis pas un auteur très prolifique. La plupart de ces chansons, je les ai écrites il y a trois ans environs. C'est seulement une période où j'écrivais beaucoup de chansons.

Dans les trois premiers albums, l'écriture de toutes les chansons est portée au crédit des Doors, pas d'un individu particulier. Mais je crois savoir que dans le prochain album, une liste mentionnera les différents auteur. Pourquoi ?

Jim Morrison : Au début, j'écrivais la plupart des chansons, les paroles et la musique. A chaque nouvel album, Robby (Krieger) contribuait d'avantage à tout cela. Jusqu'à ce que finalement le crédit des chansons revienne autant à l'un qu'a l'autre. Pour beaucoup de chansons au début, Robby et moi, on arrivait avec une idée simple, texte et mélodie. Le morceau évoluait en fait au gré des arrangements qu'on apportait soir après soir, jour après jour, en répétitions ou dans les clubs. Quand nous avons commencé à donner des concerts, à faire des disques, quand nous avons été liés par contrat pour faire tout ces albums, tout ces 45 tours tous les six mois, ce processus naturel, génératif, spontané n'a plus eu la moindre chance d'exister. En fait, nous en sommes venus à créer des chansons en studio. Robby et moi arrivons maintenant avec une chanson complète dans notre tête, arrangement compris, au lieu de laisser les choses mûrir lentement.

Crois-tu que votre travail ait beaucoup souffert de cette situation ?

Jim Morrison : Ouais. Si nous ne faisions que des disques, ça irait encore. Mais nous faisons un tas de trucs en plus, si bien qu'on n'a plus le temps de laisser les choses prendre forme comme elles le devraient. Notre premier album, que beaucoup de gens apprécient, a une certaine unité de ton et d'atmosphère, parce que c'était le premier album qu'on enregistrait. Et on l'a fait en deux semaines. C'est tout ce que ça a pris. Mais nous avions joué toutes ces chansons pendant presque un an dans des clubs, chaque soir. Nous étions pleins de fraîcheur, d'énergie, nous étions unis.

C'était chez Elektra, bien sûr. Mais les Doors avaient signé chez Columbia quelque temps auparavant. Que s'est-il passé ?

Jim Morrison : Eh bien, c'était juste que... au début, j'avais écrit quelques chansons et Ray (Manzarek) et ses frères avaient un groupe, Rick and the Ravens (Rick et les corbeaux), et ils étaient sous contrat avec World-Pacific. Ils avaient essayé de sortir deux 45 tours, mais ça n'avait rien donné. Le contrat les obligeait pourtant à faire quelques faces supplémentaires, et on s'est mis ensemble à cette époque-là, et on y est allés et on a bouclé six faces en trois heures. Robby n'était pas encore dans le groupe. Mais John (Densmore) était à la batterie. Ray jouait du piano, moi, je chantais, et ses deux frères... il y en a un qui jouait de la harpe, et l'autre de la guitare. Il y avait aussi une fille qui jouait de la basse, mais je ne me souviens pas de son nom.

Alors, on s'est retrouvés avec une matrice en acétate, et trois exemplaires du disque, d'accord ? Je les ai portés partout où il était possible de le faire... presque toutes les compagnies de disques. J'allais les voir et j'expliquais à la secrétaire ce qui m'amenait. Parfois, ils me disaient de laisser mon numéro, et d'autres fois, ils me renvoyaient à quelqu'un d'autre. L'accueil classique. Chez Columbia, ils ont paru intéressés. La première personne qu'on rencontre quand on arrive chez Columbia, c'est l'attaché à la recherche et au développement du talent. En fait, la première personne, c'est sa secrétaire.

Tu parles de Billy James...

Jim Morrison : Ouais, et sa secrétaire s'appelle Joan Wilson. Elle m'a téléphoné quelques jours plus tard, disant qu'il voulait nous parler. Columbia nous a signé un contrat de six mois, période durant laquelle ils devaient produire plusieurs titres. Ce contrat, pour nous, c'était un encouragement à rester ensemble. Mais personne n'a semblé vouloir s'occuper de nous à cette époque-là, et nous avons demandé à être libérés du contrat.

Avant le terme des six mois ?

Jim Morrison : Ouais. On savait qu'on était sur quelque chose, et on ne voulait pas se retrouver liés par un contrat au dernier moment. Aujourd'hui, on a compris que Columbia n'aurais pas servi nos intérêts. Ça a été un coup de chance, vraiment. Nous avons toujours eu d'excellentes relations avec la compagnie où nous sommes aujourd'hui. On travaille avec des gens vraiment bien.

Comment est-ce arrivé... avec Elektra ?

Jim Morrison : Elektra à l'époque venait de faire son entrée sur le terrain du rock... Ils avaient Love, et des trucs de Butterfield. Mais Butterfield faisait encore du blues et du folk. Love était le premier groupe rock dont s'occupait Elektra, et le seul à représenter un véritable potentiel au niveau 45 tours. C'était surtout l'album qui avait marché. Après qu'ils eurent signé ce contrat avec Love, le président de la compagnie est venu nous voir jouer au Whiskey. Je crois qu'il ma dit un jour qu'il n'avait pas appréciés. Le deuxième ou le troisième soir... il est revenu, et des gens l'ont convaincu que les Doors avaient un avenir. Alors, il nous a fait signer un contrat.

On m'a dit, ou peut-être l'ai-je lu quelque part, qu'après l'épisode de la Columbia, vous étiez quelque peu réticents à l'idée de signer avec quelqu'un d'autre.

Jim Morrison : Je ne m'en souviens pas précisément. Les gens disent que tout le monde en ville voulait nous faire signer un contrat, mais ce n'est pas vrai. En fait, il se peut bien que Jac Holzman ait été le seul à nous faire une offre concrète. On a tout fait pour qu'il revienne nous voir jouer, et la vérité, c'est que nous n'étions pas si demandés que ça.

Tu as dit que le premier album s'est fait facilement...

Jim Morrison : Rapidement. On a commencé à enregistrer presque aussitôt, et il a suffi de très peu de prises pour certaines chansons. On faisait plusieurs prises simplement pour être sûrs qu'on ne pouvait pas faire mieux. Ce qui est vrai aussi, c'est qu'ils ne voulaient pas passer un temps fou à produire ce premier album. le groupe non plus d'ailleurs, parce qu'on paie pour la production d'un album. C'est déduit des droits d'auteur. Tu ne fais aucun bénéfice tant que les frais d'enregistrement ne sont pas remboursés. Si bien que le groupe, comme Elektra, prenait un risque. C'est donc allés très vite, autant pour des raisons économiques que parce que nous étions prêts.

Les albums suivants ont-ils posé d'avantage de problèmes ?

Jim Morrison : Bien plus, et ils ont coûté plus cher. Mais c'est assez naturel. C'est même inévitable, quand on gagne un million de dollars avec chaque album et les 45 tours qui en découlent. Mais ce n'est pas toujours le meilleur moyen.

Tu t'es inventé une biographie autrefois, disant que tes parents étaients morts, pourtant, tous les membres de ta famille étaient bel et bien en vie. Pourquoi cette histoire ?

Jim Morrison : Simplement, je ne voulais pas les mêler à tout ça. C'est assez facile de trouver des détails personnels quand on y tient vraiment. Quand on naît, on nous prend l'empreinte des pieds et ainsi de suite. J'ai dit, je crois, que mes parents étaient morts un peu comme une plaisanterie. J'ai un frère, mais je ne l'ai pas vu depuis un an. Je ne vois plus personne. C'est plus que j'en ai jamais dit.

Pour en revenir à ton film, il y a dedans quelques-unes des séquences les plus incroyables que j'aie jamais vues d'un public se ruant sur une star. Que ressent-tu dans des situations comme celles-là ?

Jim Morrison : Je prend mon pied c'est tout. [Rires.] En fait, ça a l'air plus excitant que ça ne l'est réellement. Tout ça prend de la force dans un film. On a toute cette énergie concentrée dans un petit... chaque fois que tu montres la réalité, ça paraît toujours plus intense. Mais sincèrement, la plupart du temps, c'était vraiment excitant, on a vraiment pris notre pied. Dans le cas contraire, je n'aurais fait tout ça.

Tu as dit l'autre jour que tu aimais voir les gens se lever de leur siège, mais que tu ne créais jamais intentionnellement une situation de chaos...

Jim Morrison : En fait, tout ça est toujours contrôlé, d'une certaine façon. C'est un jeux, quoi, on s'amuse. On s'amuse, les gosses s'amusent, les flics s'amusent. C'est une espèce de triangle bizarre. En fait, on pense à une seule chose : faire de la bonne musique. Il arrive qu e je m'expose moi-même, que je m'arrange pour que les gens perdent un peux la tête, mais en général on se borne à faire de la bonne musique, et c'est tout.

Que veut-tu dire par << t'exposer >> et << t'arranger pour que les gens perdent un peux la tête >> ?

Jim Morrison : Disons seulement que j'essayais de tester les limites de la réalité. J'était curieux de voir de qui arriverait. Ça se borne à ça : de la curiosité, c'est tout.

Que fais-tu pour tester ces limites dont tu parles ?

Jim Morrison : Je me contente de pousser une situation à l'extrême.

Et à aucun moment tu n'as le sentiment que ces choses-là t'échappent ?

Jim Morrison : Jamais.

Même dans ton film... quand on voit tout ces flics projeter en l'air au-dessus de la foule les gosses qui essaient de monter sur scène ? Est-ce que ça, ça ne représente pas une certaine perte de contrôle ?

Jim Morrison : Il faut considérer les choses logiquement. S'il n'y avait pas eu de flics sur place, est-ce qu'ils auraient essayé de monter sur scène ? Parce que qu'est-ce qu'ils font quand ils y arrivent ? Quand ils sont sur la scène, ils sont absolument tranquilles. Ils ne font rien. Leur seul motif d'attaquer la scène, c'est la barrière qu'on y met. S'il n'y avait pas de barrière, il n'y aurait pas de tentation. Voilà toute l'histoire. Je le crois vraiment. Pas de tentation, pas de ruée sur la scène. Action-réaction. Pense à ces concerts gratuits dans les parcs. Pas d'action, pas de réaction. Pas de stimulus, pas de réponse. C'est intéressant, pourtant, parce que les gosses ont enfin une occasion de se mesurer aux flics. Regarde les flics de maintenant, ils se promènent avec leurs flingues et leurs uniformes, on les prend pour des durs dans le quartier, c'est l'image qu'ils donnent, et chacun se demande ce qui arriverait exactement s'il lui prenait l'envie de les mettre à l'épreuve. Que feraient-ils ? Je crois que c'est une bonne chose que les gosses aient une chance d'aller défier l'autorité.

Il y a un certain nombre de villes... à New Haven, par exemple, où on t'a arrêté pour obscénité. A Phoenix, c'était pour quelque chose d'autre...

Jim Morrison : Je dirais que dans la plupart des cas, la seule fois où nous avons des ennuis, c'est... imaginons quelqu'un qui déambule dans une rue bondée et qui, sans aucune raison, enlève tout ses vêtements et continue de marcher... tu peux tout faire aussi longtemps que tu es en accord avec les forces de l'univers, de la nature, de la société, ou de je ne sais trop quoi. Si c'est en accord, si ça marche, tu peux tout faire. Et pourtant, si, pour une raison ou une autre, tu suis une voie différente de celle des gens qui t'entourent, ça fait brusquement hurler les sensibilités. Et il n'y a plus aucun sens à continuer de marcher ou à s'arrêter. Tout ça, c'est juste la question d'aller trop loin ou non pour les autres, et, par exemple, chacun est ailleurs ce soir-là et rien ne va comme il faut. Aussi longtemps que les choses s'assemblent et ont un lien entre elles, tu peux même commettre un meurtre.

Il y a une phase qu'on t'attribue. On l'a vue imprimée des tas de fois. Elle commence par : << Rien ne m'intéresse en dehors de la révolte, du désordre, du chaos... >>

Jim Morrison : << Toutes les activités qu paraissent n'avoir aucun sens. >>

Oui, c'est ça. Est-ce un nouvel exemple de manipulation des médias ? As-tu sorti cette phrase uniquement pour un journaliste ?

Jim Morrison : Oui, sans aucun doute. Mais c'est vrai, également. Qui n'est pas fasciné par le chaos ? Eh oui, je suis intéressé par les activités qui n'ont aucune signification. J'entends par là des activités libres. Le Jeu. Une activité qui se suffit à elle-même. Aucune répercussion. Pas de motivation. Une activité... libre. Je crois qu'on devrait avoir un carnaval national, un peu comme le Mardi gras à Rio. On devrait avoir une semaine d'hilarité nationale... on oublie son travail, ses affaires, ses discriminations. On oublie l'autorité. Une semaine de liberté totale. Ce serait un bon début. Évidemment, les structures du pouvoir ne changeraient pas vraiment. Mais peut-être qu'un type dans la rue, je ne sais pas comment ils le choisiraient, au hasard, peut-être, deviendrait président. Un autre deviendrait vice-président. D'autre, sénateurs, membres du Congrès ou de la Cour suprême, policiers. Ça durerait juste une semaine, et tout redeviendrait comme avant. Je crois qu'on a besoin d quelque chose comme ça. Ouais. Un truc dans ce genre.

Ça peut paraître insultant, mais j'ai le sentiment d'être mené en bateau...

Jim Morrison : Un petit peu. Mais, je ne sais pas. Les gens auraient à être vrais au moins pendant une semaine. Et ça pourrait les aider le reste de l'année. Ce serait comme un rituel. Je crois qu'on a vraiment besoin de quelque chose comme ça.

Il y a plusieurs mots qui reviennent constamment dans les réponses que tu donnes. Un d'entre eu est le mot << rituel >>. Qu'est-ce qu'il signifie pour toi ?

Jim Morrison : C'est une sorte de sculpture sur l'homme. Dans un sens, c'est comme l'art, parce que cela donne forme à l'énergie, et dans un sens c'est une coutume, une répétition, un spectacle fastueux qui a un sens et revient périodiquement. Et cela vient tout imprégner. C'est comme un jeu.

Y'a-t-il un rituel ou un sens du jeu auquel toi ou les Doors avez recours ?

Jim Morrison : Ouais, c'est un rituel dans le sens que nous avons recours aux mêmes supports, aux mêmes personnes et aux même formes encore et toujours. La musique est résolument un rituel. Mais je ne suis pas sûr qu'elle éclaircisse ou ajoute quoi que ce soit au rituel lui-même.

Te vois-tu écrire d'autres livres ?

Jim Morrison : C'est mon plus grand espoir. Ça a toujours été mon rêve.

Qui t'a donné le goût de la poésie ?

Jim Morrison : Je crois que c'est la même personne qui m'a appris à parler, à m'exprimer. Vraiment. Je crois que cela s'est passé quand j'ai commencé à parler. Avant l'événement du langage, c'est de l'ordre du toucher, de la communication non verbale.

Que penses-tu des journalistes ?

Jim Morrison : Je pourrai très bien être journaliste moi-même. Je crois que l'interview est la nouvelle forme d'art. Je crois que l'auto-interview est l'essence de la créativité. Se poser à soi-même des questions et tenter d'y répondre. L'écrivain ne fait rien d'autre que répondre à une série de questions jamais formulées.

Tu as dit deux fois que tu pensais réussir à manipuler la presse. Dans quelle mesure cette interview est-elle manipulée ?

Jim Morrison : Tu ne peux pas oublier complètement le fait que ce que tu dis sera imprimé, et cette pensée se rappelle plus ou moins à ton esprit. J'ai cependant essayé de l'oublier.

Y'a-t-il d'autres choses dont tu aimerais parler ?

Jim Morrison : Comme quoi... tu veux parler de l'alcool ? Un petit dialogue, alors. On ne s'étend pas. L'alcool par opposition à la drogue ?

O.K. Tu as la réputation de boire pas mal.

Jim Morrison : C'est vrai que j'aime boire. Et je ne me vois pas boire que du lait ou de l'eau ou du Coca-Cola. C'est du gâchis selon moi. Il te faut du vin ou de la bière pour compléter un repas. [Long silence]

C'est tout ce que tu as à dire ? [Rires.]

Jim Morrison : Se soûler... on contrôle tout, jusqu'à un certain point. C'est un choix, chaque fois qu'on boit un coup. Il faut faire des tas de petits choix. C'est comme... Je crois que c'est la différence entre le suicide et une lente capitulation.

Que veux-tu dire par là ?

Jim Morrison : J'en sais rien, mec. Allons à côté prendre un verre.

Interview prise sur http://www.multimania.com/doors/