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Publié par le réseau PBS, printemps 1969
Entrevue réalisée par Richard Goldstein

Cette interview est la première accordée par Morrison après le concert de Miami. Elle a été réalisée dans un studio de télévision à New York par Richard Goldstein, un journaliste du Village Voice qui avait déjà interviewé Jim en 1968 pour le magazine New York. L'interview fut brève. Elle comprenait une prestation "live" des Doors.

O.K., parlons des Doors. Tout a commencé à l'UCLA où Morrison et Manzarek préparaient une maîtrise de cinéma. Ils partageaient une maison à Venice, Californie, près de la plage. Ray fit connaître à ses amis Krieger et Densmore la poésie de Jim. Et ils ont commencé à se produire tous les quatre dans plusieurs clubs du Sunset Strip, et même dans leurs premières bandes, il y a quelque chose de très distinctement blues, qui se perd quelquefois dans le texte poétique, mais qui transparaît généralement dans le rythme, où il tient une grande place. Quoi qu'il en soit, une importante maison de disques leur signa un contrat, qu'elle annula ensuite, avant que quelqu'un d'autre ne leur mette le grappin dessus. Cette fois, ils enregistrèrent. Leurs premier album s'est mieux vendu que le Reader's Digest. Ils sont devenus des superstars, capables de faire réagir des milliers de fans d'un claquement de doigts et de remplir les plus grandes salles du monde occidental. Ils s'attirent plus de publicité encore par leur présence que par leur musique. Si les autorités font grise mine, les gosses se réjouissent. C'est comme a dit un jour Jim Morrison : " Quand vous faites la paix avec l'autorité, vous vous mettez à en faire partie. " J'ai interviewé les Doors quand ils étaient en ville il y a quelques semaines, et j'aimerais vous passer maintenant quelques extraits de cet enregistrement.

Jim Morrison : D'une certaine façon, je crois que les concerts de rock ont toujours servi une fonction. Ils représentent une chance pour un grand nombre de gens, de même condition dans la vie, de se rassembler, de s'assembler aussi d'une certaine manière, et simplement de se sentir exister en tant que masse, en tant que nombres...

C'est effectivement quelque chose qui existe.

Ray Manzarek : Et puis, prenez dix milles personnes rassemblées, et vous avez un sens de la communion qui se développe, quelque chose que tout ces gens ont en commun. Nous sommes là tous ensemble et il y n'y a aucune raison. Un concert canalise une certaine énergie, et rien dans le monde extérieur ne permet ce genre de chose, et, dans l'idéal, c'est ça qu'un concert, un bon concert réussis à faire. Les gens sont réunis dans une salle immense, et ensuite ils regagnent leur voiture sur le parking et reprennent la route, rentrent chez eux. J'espère qu'ils ont conscience encore qu'ils sont ensemble, vous voyez, ils étaient ensembles au concert, et ils sont ensembles chez eux, ils sont ensemble à l'école, ils sont ensemble dans la rue. Et si les gens pouvaient travailler sur cet aspect des choses et donner un poids réel à tout ça, travailler là-dessus, encore et encore, tout irait bien mieux.

Vous aimez ce sentiment communautaire.

Tous : Ouais.

Un contact privilégié, d'une certaine façon... J'ai écrit un jour quelque chose sur vous, un article intitulé Le Chaman en superstar, dans lequel j'insistais sur le fait que les musiciens rock, les héros du rock, avaient une fonction religieuse pour les jeunes d'aujourd'hui. Considérez-vous quelquefois vos concerts comme des espèces de rituels ?

Jim Morrison : C'est drôle... J'ai lu certaines choses sur le chamanisme. Je connais mal personnellement le phénomène, à part, vous savez, ce qu'on voit avec la musique et ce genre de choses, mais, dans, euh, les tribus, le chaman peut avoir n'importe quel âge, ce peut être un vieil homme, ou un jeune homme, et la tribu entière essaie toujours en quelque sorte de le pousser plus loin dans son "trip" et l'écoute insouciemment (sic). C'est juste une question de tendance psychologique dans l'individu.

Quel est selon vous le rôle du chaman rock en période de bouleversement social ?

Jim Morrison : Je ne crois pas, pour ce que j'en sais, que le chaman s'intéresse vraiment à son rôle dans la société. Il s'intéresse davantage à la poursuite des ses propres fantasmes. S'il entre trop dans un rôle ou une fonction, c'est son monde intérieur qui risque d'être bouleversé.

Pensez-vous que c'est pour cette raison que de nombreuses stars du rock aujourd'hui sont réticentes à s'impliquer au niveau politique, vous savez, faire des déclarations sur la crise de l'enseignement, ce genre de choses ?

Jim Morrison : Il y a un tas de gens que la politique n'intéresse tout bonnement pas.

Quand vous voyagez autour du monde, en Europe, en Amérique, qu'est-ce que les gosses cherchent à travers vous ?

John Densmore : C'est drôle... en Europe, les gosses sont beaucoup plus concernés par la politique, vous savez. Il nous suffit de lancer la moindre chose qui ait une portée politique, ils se mettent à protester avec nous. Je veux dire, ils aiment ça, surtout quand on critique l'Amérique, vous voyez. Si nous nous contentons de jouer, ils pigent aussi, ils peuvent en saisir l'aspect politique. En Amérique, c'est tout le contraire qui se produit. La plupart des gens qui viennent à nos concerts, ils sont comme... on dirait qu'ils ne sont pas venus pour nous entendre parler de politique.

Que sont-ils venus entendre ?

John Densmore : Je crois qu'ils sont venus pour l'expérience religieuse.

Comment est-ce que ça se traduit en termes de rythme, de riffs et de choses comme ça ?

Ray Manzarek : C'est impossible, parce que chaque rythme, chaque riff, chaque parole est une libération, vous savez, vous vous libérez vous-même au moment où vous jouez.

Et les paroles des chansons ? Quelle différence faites-vous entre un texte de rock et un poème ?

Ray Manzarek : Eh bien, il n'y a pas vraiment de différence, vous savez. Les livres de Jim ressemblent aux textes de nos chansons. Je peux lire une page et tout aussi bien l'entendre la chanter. Vous savez, pour lui, je crois qu'il n'y a aucune différence du tout, c'est de la poésie écrite, et ce qu'il fait sur scène, c'est de la poésie parlée. Sa poésie parlée va très loin, quoique certains poèmes se lisent mieux qu'ils ne s'écoutent sur scène, mais dans l'ensemble, la poésie parlée est bien plus efficace.

John Densmore : Ce que nous faisons quelques fois, c'est que nous jouons une chanson et nous jouons la structure de la chanson, et puis on commence à improviser musicalement et lui, il improvise sur le plan lyrique, et on arrive à quelque chose de poétique, c'est de la poésie directe, vous savez, et on revient plus tard à la forme initiale.

Ca donne naturellement quelque chose de bien plus fluide que ce qu'on a au départ dans le livre.

Jim Morrison : Il a fallu à nos chansons les plus intéressantes un certains temps pour prendre forme soir après soir dans les clubs. On commençait avec une chanson très dépouillée et, au fur et à mesure, la musique devenait une espèce de rivière sonore hypnotique qui ouvrait la voie, pour moi et les autres, à toutes les fantaisies possibles. J'aime les chansons, mais je préfère de loin en sentir les vibrations, et sentir les vibrations du public et, à partir de là, me laisser entraîner dans l'inconnu.

Quelle est la différence avec le fait d'écrire un poème ?

Jim Morrison : Les deux choses sont très similaires. Je crois que la poésie est très proche de la musique, si ce n'est que lorsque vous écrivez un poème, vous êtes seulement... la musique a une qualité hypnotique qui vous laisse libre, vous savez, on laisse le subconscient s'exprimer et nous emmener où il veut. J'admire vraiment les poètes qui parviennent, avec ou sans micro, à faire face à un auditoire et qui commencent à réciter leurs poèmes. J'ai vraiment une grande admiration pour ça. Mais je trouve que la musique me procure un certains sentiment de sécurité, et il m'est plus facile avec elle de m'exprimer moi ou d'exprimer autre chose, c'est vraiment dur de se mettre à lire comme ça, à froid. J'aimerais pouvoir le faire, je devrais travailler d'avantage là-dessus.

Je pense que l'une des tendances du rock aujourd'hui est à la démystification. On ne fait plus dans le mystère, on s'intéresse de nouveau à une certaine musique "honnête", une musique que l'on peut faire chez soi, vous voyez. Qu'en pensez-vous ?

Jim Morrison : Je parlais justement de ça ce week-end, j'y ai beaucoup réfléchi. Je crois que les deux types de musique originels, indigènes, de ce pays sont la musique noire, le blues, et une certaine musique "folk" importée d'Europe, la musique country du nord-ouest de la virginie. Voilà les deux principaux courants dans lesquels s'enracine toute la musique américaine, et le rock and roll qui est né il y a dix ans n'était qu'un mélange de ces deux formes musicales. Je crois que ce qui est en train d'arriver aujourd'hui, c'est que le rock and roll est en train plus ou moins de mourir, et que chacun retourne à ses racines de nouveau. Certains retournent à la country, d'autres au blues. J'imagine que dans quatre ou cinq ans, la musique de la nouvelle génération sera une synthèse de ces deux éléments, avec quelques choses en plus... peut être qu'on s'appuiera d'avantage sur l'électronique, euh, sur les bandes... je m'imagine parfaitement une personne entourée de machines, d'appareils électroniques de toutes sortes, chantant et parlant en utilisant ses appareils.

Je pensais que le rock progressait, vous savez, qu'il avançait par étapes successives, d'un point à un autre. Mais c'est plutôt comme une vague qu'il faut concevoir les choses, comme un retour...

Jim Morrison : C'est pourquoi j'aime les musiciens de blues et de jazz, les musiciens de country, ils continuent d'explorer leur propre musique. Quelquefois, ça tombe à point nommé et les gens retrouvent dans cette musique quelque chose qui exprime l'époque, et d'autres fois elle n'a plus la faveur du public, mais je pense qu'il est bon pour les musiciens et les poètes, pour les artistes en général, de continuer d'explorer leur propre territoire, et si ça marche, tant mieux, et si les gens on l'air de bouder la chose, alors tant mieux aussi, ce qui compte, c'est de poursuivre son exploration, vous voyez.

Interview prise sur http://www.multimania.com/doors/